Les dernières années, il aura fallu tout le doigté de Pierrot (son propriétaire) pour que l’antique machine aux deux vases à bain marie, ne cède pas sous les coups de pression et rende son liquide limpide et parfumé à souhait.
Construit en 1919, le vieux « Proust » (c’est la marque de cet alambic) avait été acheté en 1921 par le père de Pierrot, Gaston Bonnafond qui, à l’époque, le déplaçait de village en village au moment de la distillation et selon un calendrier bien établi. C’était l’époque des "bouilleurs de crus", avec son train de traditions, de travail mais aussi de plaisirs. Monté sur roues à bandage et tracté par un cheval, l’atelier de distillation, se déplaça jusqu’en 1938 ; année où il se fixa définitivement à Piégros La Clastre.
Durant la saison, on venait distiller parfois de loin car la qualité de la gnole (1) était renommée et le distillateur sympathique. Mais on venait aussi à l’alambic pour se rencontrer, manger les saucisses cuites dans le vase, taster (2) le vin nouveau, ou tout simplement pour se plonger dans cette atmosphère de rêve ancien que la machine entourait de ces étranges volutes de vapeur.

Jusqu’à son dernier souffle, le vieux Proust noirci par le temps, malgré ses quelques fuites et ses caprices bien connus, a su donner le meilleur de lui-même et surtout le meilleur de la marchandise qu’on lui a confiée. Un beau jour, sans sérieuse (et onéreuse) réparation, il n’a plus voulu continuer ; lui que le temps avait pourtant endurci ; lui qui avait traversé deux guerres et ses histoires : celle de 39 – 45... et celle des gabelous (3).
Aujourd’hui, Le vieil alambic ne transpire plus sous les charges de draches (4), de bouillies de poires ou autres préparations aux senteurs de ferments et de fruits. Il se morfond dans un hangar sans toit au beau milieu de nos souvenirs et dans l’indifférence d’une société trop moderne dans laquelle il n’a plus sa place.

L'alambic de nos jours
Dommage que nos enfants et ceux qui viendront après, ne connaîtront pas cette page de l’histoire paysanne ; cette page qui fait partie – du moins dans nos cœurs et au même titre que l’ancienne batteuse et le vieux moulin – de ce patrimoine que l’on voudrait conserver à jamais.

Traduction du patois paysan:
(1) Gnole: eau de vie de raisin (2) Taster: goûter (3) Gabelous: agents chargés du contrôle des taxes et droits sur les alcools (4) Drache: marc de raisin

Pour ceux que cela interesse, voici les noms des personnages figurant sur la photo ancienne, en partant de la gauche:
Marius Lantheaume - Gaston Bonnafond - Gaston Lantheaume - Armand Bonnafond - Marc Cordeil - Reynier (manque le prénom, mais on le surnommait "l'empereur") - Louis Bouvier et debout à l'arrière: Emile Lamande. Ces gens étaient tous de Piégros La clastre, sauf Reynier qui ésidait à Mirabel et Blacons.