Le visiteur du soir
Soudain des aboiements tenaces et inhabituels troublaient le calme du crépuscule naissant. Lentement je me dirigeais vers la clôture pour tenter d’apercevoir l’objet de la hargne de mes chiennes. Elles étaient là, leurs museaux hurlants collés contre la grille séparant le parc du champ voisin. Me rapprochant d’elles, je tentais de distinguer ce qui pouvait bien les déranger à ce point. Malgré la faible clarté, je ne tardais pas à apercevoir la « chose ». Ses deux longues oreilles ombrés en pointe ne pouvaient pas me tromper : il s’agissait bel et bien d’un petit lièvre, assis sur son arrière train et mâchonnant un brin de luzerne qu’il avait coincé entre ses deux pattes avant. Il était là, planté à une dizaine de mètres de la clôture, nullement effrayé par le vacarme de mes deux monstres. Il était de l’année et devait déjà peser trois livres.
A réfléchir, sa présence n’avait rien de très surprenant ; quelque temps auparavant, j’avais aperçu à plusieurs reprises un autre spécimen plus volumineux qui rôdait dans les parages : sûrement la mère. Après avoir calmé mes chiens, je me promettais d’essayer de revoir ce petit lièvre les jours suivants.

Les deux chiennes Espiègle, l’animal !
Aussi incroyable que cela puisse paraître, je le revis de nombreuses fois …mes chiennes aussi. Mais l’animal qui décidemment ne manquait pas d’audace, a fini par lasser mes compagnes qui n’aboyaient même plus à sa présence. Audacieuse la bête, mais sûrement un peu provocatrice ; un soir, j’ai même cru la voir sourire entre deux machônements, comme pour nous montrer son espièglerie et ce n’est pas le flash de mon appareil photo qui l’a inquiété. On avait sans doute fini par se connaître, on se parlait…enfin, surtout moi ; on était amis.
Un jour, sortant de la propriété avec ma voiture, je le vis ; il était là, sur le chemin, prés du portail, comme pour m’attendre. A l’ouverture de ce dernier, quand même effrayé, il a détallé en direction de la route toute proche. Mon cœur s’est alors serré ; il allait se faire écraser !... Maligne la bestiole ! D’un bond elle a sauté dans le champ d’orge voisin, abritant sa fuite.
Un autre jour, c’est en promenant mes chiennes hors du parc, qu’il nous a surpris, giclant presque à la dernière minute de nos jambes. Heureusement que mes compagnes étaient en laisse…Une fois je l’ai même aperçu planté au bord de la route, attendant tranquillement le passage des voitures avant de traverser. Et tout çà, en plein jour...

Le petit lièvre et son territoire
Les travaux des champs Une bonne partie de l’été, le petit lièvre a fait de ce quartier, son territoire, s’amusant à sauter par-dessus les récoltes voisines qui le dissimulaient si bien et zigzaguant entre les coquelicots qui teintaient joliment la nature.
La saison avançant, les paysans ont coupé les orges qui lui servaient d’abris puis la luzerne, son garde manger. Le petit lièvre (qui avait grandi) a alors disparu. Oh ! pas pour longtemps. Mon voisin à qui j’avais raconté l’aventure, m’expliqua l’avoir aperçu pas très loin de là, assis au bord du canal, le regardant travailler. A son comportement familier, sûr ...c’était bien lui.
Son audace me faisait craindre le pire ; la chasse allait ouvrir et le petit lièvre n’était sans doute pas assez préparé aux évènements. Heureusement, mes craintes n’étaient pas justifiées ; plusieurs fois je l’ai revu …enfin, je pense que c’était lui car malgré son changement de physionomie, son espièglerie était restée la même.
L’automne a passé, la chasse était maintenant terminée et le petit lièvre avait su déjouer le flair des chiens et l’adresse de leurs maîtres. Il avait gagné son droit d’asile.

La dernière rencontre
Mon histoire aurait pu s’arrêter là et bien finir ; mais le sort en a décidé autrement. Un soir, rentrant tard à mon domicile, je l’ai aperçu une dernière fois… allongé au bord de cette route qu’il avait si souvent pris l’habitude de traverser avec insouciance. J’ai tout de suite compris que je ne reverrais jamais plus gambader « mon » petit lièvre…je me suis senti subitement seul et triste.
Puis, me ressaisissant, j’ai pensé que si le paradis des animaux existait vraiment, le petit lièvre devait être tout là haut, assis sur son arrière train, dégustant une énorme plante de luzerne feuillée à souhait, tout en nous observant du coin de son œil malicieux.

En lisant ce récit, vous penserez peut être que j’ai rêvé, les yeux grands ouverts… non !... J’y ai seulement ajouté quelques brins de poésie et un peu d’humanité, car la nature malgré ses merveilles, est parfois dure avec ses locataires.
Et puis qui sait ? Peut-être un jour rencontrerais-je un autre lièvre, un autre animal…avec une autre histoire…

Le petit lièvre à l'oeil malicieux